Malgré ces succès de l’administration, le caractère désagréable que
revêtaient maintenant les formalités obligea la préfecture à écarter les
parents de la cérémonie. On tolérait seulement qu’ils vinssent à la porte du
cimetière et, encore, cela n’était pas officiel. Car, en ce qui concerne la
dernière cérémonie, les choses avaient un peu changé. À l’extrémité du
cimetière, dans un espace nu couvert de lentisques, on avait creusé deux
immenses fosses. Il y avait la fosse des hommes et celle des femmes. De ce
point de vue, l’administration respectait les convenances et ce n’est que
bien plus tard que, par la force des choses, cette dernière pudeur disparut et
qu’on enterra pêle-mêle, les uns sur les autres, hommes et femmes, sans
souci de la décence. Heureusement, cette confusion ultime marqua
seulement les derniers moments du fléau. Dans la période qui nous occupe,
la séparation des fosses existait et la préfecture y tenait beaucoup. Au fond
de chacune d’elles, une grosse épaisseur de chaux vive fumait et
bouillonnait. Sur les bords du trou, un monticule de la même chaux laissait
ses bulles éclater à l’air libre. Quand les voyages de l’ambulance étaient
terminés, on amenait les brancards en cortège, on laissait glisser au fond, à
peu près les uns à côté des autres, les corps dénudés et légèrement tordus et,
à ce moment, on les recouvrait de chaux vive, puis de terre, mais jusqu’à
une certaine hauteur seulement, afin de ménager la place des hôtes à venir.
Le lendemain, les parents étaient invités à signer sur un registre, ce qui
marquait la différence qu’il peut y avoir entre les hommes et, par exemple,
les chiens : le contrôle était toujours possible.
Pour toutes ces opérations, il fallait du personnel et l’on était toujours à
la veille d’en manquer. Beaucoup de ces infirmiers et de ces fossoyeurs
d’abord officiels, puis improvisés, moururent de la peste. Quelque
précaution que l’on prît, la contagion se faisait un jour. Mais à y bien
réfléchir, le plus étonnant fut qu’on ne manqua jamais d’hommes pour faire
ce métier, pendant tout le temps de l’épidémie. La période critique se plaça
peu avant que la peste eût atteint son sommet et les inquiétudes du docteur
Rieux étaient alors fondées. Ni pour les cadres ni pour ce qu’il appelait les