Ainsi, tout se passait vraiment avec le maximum de rapidité et le
minimum de risques. Et sans doute, au début du moins, il est évident que le
sentiment naturel des familles s’en trouvait froissé. Mais, en temps de peste,
ce sont là des considérations dont il n’est pas possible de tenir compte : on
avait tout sacrifié à l’efficacité. Du reste, si, au début, le moral de la
population avait souffert de ces pratiques, car le désir d’être enterré
décemment est plus répandu qu’on ne le croit, un peu plus tard, par
bonheur, le problème du ravitaillement devint délicat et l’intérêt des
habitants fut dérivé vers des préoccupations plus immédiates. Absorbés par
les queues à faire, les démarches à accomplir et les formalités à remplir s’ils
voulaient manger, les gens n’eurent pas le temps de songer à la façon dont
on mourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour. Ainsi, ces difficultés
matérielles qui devaient être un mal se révélèrent un bienfait par la suite. Et
tout aurait été pour le mieux, si l’épidémie ne s’était pas étendue, comme on
l’a déjà vu.
Car les cercueils se firent alors plus rares, la toile manqua pour les
linceuls et la place au cimetière. Il fallut aviser. Le plus simple, et toujours
pour des raisons d’efficacité, parut de grouper les cérémonies et, lorsque la
chose était nécessaire, de multiplier les voyages entre l’hôpital et le
cimetière. Ainsi, en ce qui concerne le service de Rieux, l’hôpital disposait
à ce moment de cinq cercueils. Une fois pleins, l’ambulance les chargeait.
Au cimetière, les boîtes étaient vidées, les corps couleur de fer étaient
chargés sur les brancards et attendaient dans un hangar, aménagé à cet effet.
Les bières étaient arrosées d’une solution antiseptique, ramenées à l’hôpital,
et l’opération recommençait autant de fois qu’il était nécessaire.
L’organisation était donc très bonne et le préfet s’en montra satisfait. Il dit
même à Rieux que cela valait mieux en fin de compte que les charrettes de
morts conduites par des nègres, telles qu’on les retrouvait dans les
chroniques des anciennes pestes.
– Oui, dit Rieux, c’est le même enterrement, mais nous, nous faisons
des fiches. Le progrès est incontestable.