gros travaux, la main-d’œuvre n’était suffisante. Mais, à partir du moment
où la peste se fut réellement emparée de toute la ville, alors son excès même
entraîna des conséquences bien commodes, car elle désorganisa toute la vie
économique et suscita ainsi un nombre considérable de chômeurs. Dans la
plupart des cas, ils ne fournissaient pas de recrutement pour les cadres, –
mais quant aux basses œuvres, elles s’en trouvèrent facilitées. À partir de ce
moment, en effet, on vit toujours la misère se montrer plus forte que la peur,
d’autant que le travail était payé en proportion des risques. Les services
sanitaires purent disposer d’une liste de solliciteurs et, dès qu’une vacance
venait de se produire, on avisait les premiers de la liste qui, sauf si dans
l’intervalle ils étaient entrés eux aussi en vacances, ne manquaient pas de se
présenter. C’est ainsi que le préfet qui avait longtemps hésité à utiliser les
condamnés, à temps ou à vie, pour ce genre de travail, put éviter d’en
arriver à cette extrémité. Aussi longtemps qu’il y aurait des chômeurs, il
était d’avis qu’on pouvait attendre.
Tant bien que mal, et jusqu’à la fin du mois d’août, nos concitoyens
purent donc être conduits à leur dernière demeure sinon décemment, du
moins dans un ordre suffisant pour que l’administration gardât la
conscience qu’elle accomplissait son devoir. Mais il faut anticiper un peu
sur la suite des événements pour rapporter les derniers procédés auxquels il
fallut recourir. Sur le palier où la peste se maintint en effet à partir du mois
d’août, l’accumulation des victimes surpassa de beaucoup les possibilités
que pouvait offrir notre petit cimetière. On eut beau abattre des pans de
mur, ouvrir aux morts une échappée sur les terrains environnants, il fallut
bien vite trouver autre chose. On se décida d’abord à enterrer la nuit, ce qui,
du coup, dispensa de prendre certains égards. On put entasser les corps de
plus en plus nombreux dans les ambulances. Et les quelques promeneurs
attardés qui, contre toute règle, se trouvaient encore dans les quartiers
extérieurs après le couvre-feu (ou ceux que leur métier y amenait)
rencontraient parfois de longues ambulances blanches qui filaient à toute
allure, faisant résonner de leur timbre sans éclat les rues creuses de la nuit.