renouvelèrent assez souvent sans que les autorités fissent mine d’intervenir.
La seule mesure qui sembla impressionner tous les habitants fut l’institution
du couvre-feu. À partir de onze heures, plongée dans la nuit complète, la
ville était de pierre.
Sous les ciels de lune, elle alignait ses murs blanchâtres et ses rues
rectilignes, jamais tachées par la masse noire d’un arbre, jamais troublées
par le pas d’un promeneur ni le cri d’un chien. La grande cité silencieuse
n’était plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entre
lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oubliés ou d’anciens grands
hommes étouffés à jamais dans le bronze s’essayaient seules, avec leurs
faux visages de pierre ou de fer, à évoquer une image dégradée de ce qui
avait été l’homme. Ces idoles médiocres trônaient sous un ciel épais, dans
les carrefours sans vie, brutes insensibles qui figuraient assez bien le règne
immobile où nous étions entrés ou du moins son ordre ultime, celui d’une
nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix.
Mais la nuit était aussi dans tous les cœurs et les vérités comme les
légendes qu’on rapportait au sujet des enterrements n’étaient pas faites pour
rassurer nos concitoyens. Car il faut bien parler des enterrements et le
narrateur s’en excuse. Il sent bien le reproche qu’on pourrait lui faire à cet
égard, mais sa seule justification est qu’il y eut des enterrements pendant
toute cette époque et que d’une certaine manière, on l’a obligé, comme on a
obligé tous ses concitoyens, à se préoccuper des enterrements. Ce n’est pas,
en tout cas, qu’il ait du goût pour ces sortes de cérémonies, préférant au
contraire la société des vivants et, pour donner un exemple, les bains de
mer. Mais, en somme, les bains de mer avaient été supprimés et la société
des vivants craignait à longueur de journée d’être obligée de céder le pas à
la société des morts. C’était là l’évidence. Bien entendu, on pouvait
toujours s’efforcer de ne pas la voir, se boucher les yeux et la refuser, mais
l’évidence a une force terrible qui finit toujours par tout emporter. Le
moyen, par exemple, de refuser les enterrements, le jour où ceux que vous
aimez ont besoin des enterrements ?