avoir démontré en vain que la désinfection des maisons opérée par les
autorités suffisait à exclure tout risque de contamination, il fallut édicter des
peines très sévères contre ces incendiaires innocents. Et sans doute, ce
n’était pas l’idée de la prison qui fit alors reculer ces malheureux, mais la
certitude commune à tous les habitants qu’une peine de prison équivalait à
une peine de mort par suite de l’excessive mortalité qu’on relevait dans la
geôle municipale. Bien entendu, cette croyance n’était pas sans fondement.
Pour des raisons évidentes, il semblait que la peste s’acharnât
particulièrement sur tous ceux qui avaient pris l’habitude de vivre en
groupes, soldats, religieux ou prisonniers. Malgré l’isolement de certains
détenus, une prison est une communauté, et ce qui le prouve bien, c’est que
dans notre prison municipale les gardiens, autant que les prisonniers,
payaient leur tribut à la maladie. Du point de vue supérieur de la peste, tout
le monde, depuis le directeur jusqu’au dernier détenu, était condamné et,
pour la première fois peut-être, il régnait dans la prison une justice absolue.
C’est en vain que les autorités essayèrent d’introduire de la hiérarchie
dans ce nivellement, en concevant l’idée de décorer les gardiens de prison
morts dans l’exercice de leurs fonctions. Comme l’état de siège était décrété
et que, sous un certain angle, on pouvait considérer que les gardiens de
prison étaient des mobilisés, on leur donna la médaille militaire à titre
posthume. Mais si les détenus ne laissèrent entendre aucune protestation,
les milieux militaires ne prirent pas bien la chose et firent remarquer à juste
titre qu’une confusion regrettable pouvait s’établir dans l’esprit du public.
On fit droit à leur demande et on pensa que le plus simple était d’attribuer
aux gardiens qui mourraient la médaille de l’épidémie. Mais pour les
premiers, le mal était fait, on ne pouvait songer à leur retirer leur
décoration, et les milieux militaires continuèrent à maintenir leur point de
vue. D’autre part, en ce qui concerne la médaille des épidémies, elle avait
l’inconvénient de ne pas produire l’effet moral qu’on avait obtenu par
l’attribution d’une décoration militaire, puisqu’en temps d’épidémie il était
banal d’obtenir une décoration de ce genre. Tout le monde fut mécontent.