ne pas se trahir lui-même, le narrateur a tendu à l’objectivité. Il n’a presque
rien voulu modifier par les effets de l’art, sauf en ce qui concerne les
besoins élémentaires d’une relation à peu près cohérente. Et c’est
l’objectivité elle-même qui lui commande de dire maintenant que si la
grande souffrance de cette époque, la plus générale comme la plus
profonde, était la séparation, s’il est indispensable en conscience d’en
donner une nouvelle description à ce stade de la peste, il n’en est pas moins
vrai que cette souffrance elle-même perdait alors de son pathétique.
Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient le plus souffert de cette
séparation, s’habituaient-ils à la situation ? Il ne serait pas tout à fait juste
de l’affirmer. Il serait plus exact de dire qu’au moral comme au physique,
ils souffraient de décharnement. Au début de la peste ils se souvenaient très
bien de l’être qu’ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s’ils se
souvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ils
reconnaissaient après coup qu’il avait été heureux, ils imaginaient
difficilement ce que l’autre pouvait faire à l’heure même où ils l’évoquaient
et dans des lieux désormais si lointains. En somme, à ce moment-là, ils
avaient de la mémoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxième
stade de la peste, ils perdirent aussi la mémoire. Non qu’ils eussent oublié
ce visage, mais, ce qui revient au même, il avait perdu sa chair, ils ne
l’apercevaient plus à l’intérieur d’eux-mêmes. Et alors qu’ils avaient
tendance à se plaindre, les premières semaines, de n’avoir plus affaire qu’à
des ombres dans les choses de leur amour, ils s’aperçurent par la suite que
ces ombres pouvaient encore devenir plus décharnées, en perdant jusqu’aux
infimes couleurs que leur gardait le souvenir. Tout au bout de ce long temps
de séparation, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni
comment avait pu vivre près d’eux un être sur lequel, à tout moment, ils
pouvaient poser la main.
De ce point de vue, ils étaient entrés dans l’ordre même de la peste,
d’autant plus efficace qu’il était plus médiocre. Personne, chez nous, n’avait
plus de grands sentiments. Mais tout le monde éprouvait des sentiments