nouvelle attitude, des éclairs, des retours de brusques lucidités ramenaient
les patients à une sensibilité plus jeune et plus douloureuse. Il y fallait ces
moments de distraction où ils formaient quelque projet qui impliquait que la
peste eût cessé. Il fallait qu’ils ressentissent inopinément, et par l’effet de
quelque grâce, la morsure d’une jalousie sans objet. D’autres trouvaient
aussi des renaissances soudaines, sortaient de leur torpeur certains jours de
la semaine, le dimanche naturellement et le samedi après-midi, parce que
ces jours-là étaient consacrés à certains rites, du temps de l’absent. Ou bien
encore, une certaine mélancolie qui les prenait à la fin des journées leur
donnait l’avertissement, pas toujours confirmé d’ailleurs, que la mémoire
allait leur revenir. Cette heure du soir, qui pour les croyants est celle de
l’examen de conscience, cette heure est dure pour le prisonnier ou l’exilé
qui n’ont à examiner que du vide. Elle les tenait suspendus un moment, puis
ils retournaient à l’atonie, ils s’enfermaient dans la peste.
On a déjà compris que cela consistait à renoncer à ce qu’ils avaient de
plus personnel. Alors que dans les premiers temps de la peste, ils étaient
frappés par la somme de petites choses qui comptaient beaucoup pour eux,
sans avoir aucune existence pour les autres, et ils faisaient ainsi
l’expérience de la vie professionnelle, maintenant, au contraire, ils ne
s’intéressaient qu’à ce qui intéressait les autres, ils n’avaient plus que des
idées générales et leur amour même avait pris pour eux la figure la plus
abstraite. Ils étaient à ce point abandonnés à la peste qu’il leur arrivait
parfois de n’espérer plus qu’en son sommeil et de se surprendre à penser : «
Les bubons, et qu’on en finisse ! » Mais ils dormaient déjà en vérité, et tout
ce temps ne fut qu’un long sommeil. La ville était peuplée de dormeurs
éveillés qui n’échappaient réellement à leur sort que ces rares fois où, dans
la nuit, leur blessure apparemment fermée se rouvrait brusquement. Et
réveillés en sursaut, ils en tâtaient alors, avec une sorte de distraction, les
lèvres irritées, retrouvant en un éclair leur souffrance, soudain rajeunie, et,
avec elle, le visage bouleversé de leur amour. Au matin, ils revenaient au
fléau, c’est-à-dire à la routine.